The book : Eugénie
When I was diagnosed cancer in 2015, I asked my friend and photographer Mélanie Patris if she could follow me through the treatment. It became a voyage beyond our expectations. Not only she made a series of sensitive and beautiful portraits, but it also helped me to accept the changes my body was undergoing, and the lessons the cancer was teaching me.
I am also honored that she made a book of her serie, and invited me to include the text I wrote in an urge to express the emotions that the diagnosis triggered.
The interest for this text encouraged me to write my first book about this experience.
I share you the chapters where I talk about the portrait sessions with some of the associated pictures.
The book Eugénie is published by ARP2 Editions, with a delicate layout of Matthieu Litt.
And I give the word to Mélanie in her website,
where she presents the book Eugénie.
that you can buy from her too.
All her pictures are copyrighted.
Chapitre 13
Mélanie, acte I
Montrer mon corps nu a longtemps été un tabou pour moi, comme si cela allait entraîner un acte mal intentionné à mon égard en réponse. Cela avait déjà été un exploit de faire l’exercice nue dans la piscine, à peine un mois avant le diagnostic. J’avais eu besoin de la bienveillance de tous face à mon corps pour transgresser ce tabou pour moi. Nous en avions parlé avec Mélanie. Je lui avais dit que j’oserais me mettre à nu face à ses objectifs, car j’aime sa façon d’explorer l’intimité dans sa recherche artistique. Ses appareils polaroids et argentiques saisissent des moments fugitifs, à fleur de peau, et plongent à l’intérieur des sujets, sublimant leur corps. J’avais touché une zone inconnue de mon corps en écrivant ma lettre à Baleine M44. Appuyer sur le déclencheur me semblait une jolie manière d’être prise par surprise, accédant à cette part de moi que je cherchais à cacher à tout prix.
Dix jours après la première séance de chimiothérapie, Mélanie vient me photographier. Elle arrive avec un sac plein d’appareils anciens et les dépose sur la table. Je découvre le haut de mon corps mais n’ose pas me mettre totalement nue. Elle me propose de m’asseoir sur une chaise en osier et d’oublier sa présence. Je l’observe, debout devant moi, regardant par l’objectif au-dessus de l’appareil rectangulaire. Ses cils caressent la lentille et me rappellent la douceur du regard de la biche dans la forêt. Je perçois le relâchement des muscles de mon buste et me détends. J’en oublie que je suis nue. L’appareil nous relie, les images s’impriment sur la pellicule. Le temps se distend. Je me sens belle ainsi, à moitié dévêtue, au-delà des cicatrices sur mon sein et sous mes aisselles, au-delà de la protubérance du Port-a-Cath sous ma clavicule. Cette séance ouvre une brèche dans ma dureté vis-à-vis de mon corps. Je me sens une femme en devenir.
La séance s’achève. Mélanie me laisse les polaroids, témoins du début du changement. Nous nous promettons de refaire des photos plus tard.
Chapitre 15
Mélanie, acte II
Et j’ai la boule à zéro.
Une semaine après avoir coupé ras mes cheveux, notre cowboy de coiffeur me rase la tête, dans un silence cérémonieux. Une fois encore, l’humour nous sauve. « Ça va plus vite que la dernière fois ! » Il est heureux avec les deux bouteilles de whisky de chez Aldi. « Quoiqu’une aurait suffi », nous dit-il, en refermant la portière de sa Volvo. Après cela, il me demande comment je vais, chaque fois qu’il me voit. Sa sollicitude me fait du bien.
Ce jour-là, c’est cette seconde phase de transformation de mon visage et de mon corps que nous fixons sur la pellicule avec Mélanie.
Elle trouve mon visage beau.
Cette fois, je me dénude complètement, comme si le fait d’avoir perdu mes cheveux avait fait disparaître ma pudeur. Le regard de Mélanie se focalise sur mon crâne qui, ainsi dénudé, dévoile ma nuque aux lignes souples. Mes yeux en ressortent d’autant plus. Elle me fait rire quand elle me photographie les seins. Ma féminité rejaillit à travers l’épreuve et éclate sur le papier.
Peu de mots, juste la douceur de son regard posé sur ma peau. J’ose lui parler de mes peurs et de la mauvaise relation que j’entretiens avec mon corps, la violence que je lui impose, les infortunes de ma vie intime, absente depuis tellement d’années que je n’ose lui dire. Il a fallu que j’aie un cancer pour que je m’aventure sur ce sentier semé d’embûches.
Silence, Mélanie photographie.
Chapitre 24
Mélanie, acte III
Il ne me reste ni cheveux sur la tête, ni cils sur les paupières, ni sourcils sur les arcades sourcilières, ni un poil sur le corps.
J’ai le visage d’une vieille femme, le regard sans vie, et les traits marqués par la fatigue.
J’ai le corps d’une fillette avant la puberté.
Le contraste est grand pour la séance photo avec Mélanie.
Elle prend d’abord le temps de m’écouter. Longtemps, très longtemps. Je ne peux plus cacher mon désarroi, ni l’état d’exténuement physique et moral dans lequel je me trouve.
Nous sommes le 21 janvier 2016, le début du mois de février sonnera la fin des traitements.
Je n’arrive plus à sourire, ni à prendre la vie du bon côté.
J’hésite à la laisser me photographier dans cet état. Je n’ai pas envie de partager ma misère avec le monde. Il y en a déjà assez comme cela sur Terre, et pour beaucoup, bien pire que celle que je vis.
Nous en discutons. Mélanie me calme et m’encourage. Elle ne veut pas me forcer.
« Réfléchis-y, Eugé. »
Elle m’accepte ainsi et reste, m’offre le soutien dont j’ai besoin, alors que j’avais si peur qu’elle s’enfuie à ma vue.
Nous reprenons un thé. Je respire et ressens ce qui se passe en moi. Ma petite voix intérieure me chuchote à l’oreille :
« Eugénie, il n’y a pas de mal à se montrer fragile. Fais-le pour toutes les femmes qui passent par là et n’ont pas de soutien. Fais-le par amour pour toi. Tu es digne d’être aimée, même quand tu es au plus bas.
— C’est bon Mél, tu peux y aller, photographie aussi cette étape, elle fait partie de ce que je vis en ce moment. »
Mélanie se met au travail, dans un silence respectueux. Elle vient de passer trois mois en Inde, son approche en est devenue méditative. Elle travaille avec lenteur, sans me bousculer. Les flous atténuent la douleur, la transcendent. L’effet de superposition de négatif transforme mon buste lisse en la statue de marbre d’une déesse grecque. Elle touche avec tendresse le cœur de mon être qui a sombré dans l’abîme, et l’aide ainsi à revenir à la lumière, déclic après déclic.
Elle s’immisce subtilement dans mon intimité, sans me heurter. Au contraire, elle sublime cette intimité. Elle me ramène tout en délicatesse à la période avant ma puberté, et m’offre ainsi le magnifique cadeau de revivre symboliquement le passage à l’âge adulte. Cette séance devient la métaphore de la naissance de la femme en moi. C’est une étape que j’ai mal vécue à l’adolescence, parce que je me sentais mal dans mon corps, étant la risée de mes compagnes d’école ; c’est à cet âge que j’ai appris que mon père parlait souvent de se suicider. J’ai alors inconsciemment accepté la mission impossible de le sauver, et plus tard de sauver également mes partenaires. Je me suis alors privée d’être heureuse et épanouie comme femme ; ou du moins j’en aurais le droit plus tard, quand ils iraient mieux. La puberté signifiait pour moi loyauté et sacrifice pour l’autre.
Mais là, c’est à mon tour d’aller mieux.
Photo après photo, le cancer était en train de m’offrir l’opportunité de revivre cet important rituel de passage, avec sérénité et force. Il me permet, en quelque sorte, de faire une mise à jour du programme des croyances que j’ai sur mon corps, de m’ancrer ainsi dans ma féminité.
Le cancer transforme la petite fille en femme. Je sais que le chemin sera très long. Le premier pas, le plus important, est posé dans cette direction. Une fois encore, Mélanie ouvre une brèche en moi.
Nous buvons un thé, en nous regardant profondément dans les yeux. Sans nous dire un mot de plus, les appareils photo ont parlé.
Nous nous serrons dans les bras, conscientes que ce que nous venons de vivre nous unit profondément dans l’aura de l’énergie sacrée des femmes.
Chapitre 35
Mélanie, acte IV
Notre rendez-vous suivant a lieu dans la forêt de Soignes, peu après avoir reçu les clefs de Giulia. Cette fois-ci, pas de thé, pas de papotage, nous nous enfonçons tout de suite dans la hêtraie, qui sort de sa torpeur hivernale. Les journées précédentes, chaudes et ensoleillées, lui ont donné un coup de pouce. Les bourgeons se sont rapidement ouverts. Les frêles jeunes feuilles encore translucides des majestueux hêtres distillent une lumière évanescente, qui s’accorde bien avec l’énergie qui m’habite. Cette énergie est bien différente de celle de la séance photo précédente, juste avant la fin des traitements. Une année de voyage et d’introspection ont ravivé la flamme en moi, que le cancer était presque parvenu à éteindre. C’était sans compter sur ma persévérance. La montée de la sève et de la vie juste sous l’écorce des arbres illustre très joliment la transformation à fleur de peau qui s’est opérée en moi depuis. Je m’immisce dans l’environnement. Mes pieds prennent racine et mon buste se dresse vers le ciel. Le vert tendre et teinté d’orange du feuillage, la couleur rouille des feuilles tombées à l’automne, le gris teinté de mauve des troncs, enveloppent mon corps dans un écrin de douceur. Mon masque de dureté est tombé depuis longtemps. Aussi, j’ai pris de l’assurance depuis le stage avec Guy et mes premières navigations sur Giulia. Mon cœur s’est ouvert à la vie. L’effervescence de la forêt symbolise ce que je vis à l’intérieur. J’en oublie qui je suis et deviens l’un d’eux. Le sujet n’est plus mon corps marqué par la maladie, mais les vibrations que j’irradie, telles celles de la nature renaissante, les pulsations qui retransmettent le chemin intérieur parcouru. L’essence de l’être prime sur le corps nu.
Les mots m’échappent. Ils ne sont en fait pas nécessaires, car le papier sensible de la pellicule capte mon aura sous la magie de l’instant. L’énergie circule différemment entre Mélanie et moi. Ici, chacune de nous fait partie du grand tout de l’espace forestier, nous distançant physiquement et nous reliant à travers la force qui émane de l’univers. Ma réouverture au monde nous a permis de sortir du huis-clos de mon appartement, sans être éblouies. La tendresse de cette journée printanière nous apporte son soutien pour sortir à la pleine lumière. Je pensais au départ que les moments de nos séances photo étaient choisis au hasard. Et pourtant, ils s’accordent toujours avec la phase par laquelle je passe à ce moment précis. Est-ce l’appel inconscient du récit photographique que nous écrivons à deux ? Il y avait un arbre différent des autres dans la forêt, durant quelques heures. Il s’est évanoui et a laissé son empreinte à jamais sur le négatif.
Chapitre 39
Mélanie, acte V
J’accueille Mélanie dans mon cocon, à bord de Giulia,pour notre dernière séance photo, peu après mon retour du Nord de la Hollande.
Giulia a toujours veillé sur moi, depuis qu’elle est entrée dans ma vie.Elle est devenue ma seconde peau. Depuis, nous avons fait une longue route ensemble. Mon corps s’est affiné et musclé. Mon esprit s’est aiguisé.
« Tu t’imagines, Mél, je n’ai jamais eu un corps aussi beau. Il aura fallu le cancer pour m’occuper de mon corps comme cela. Je me sens bien dans ma peau. »
Je suis heureuse de terminer cette série de photographies à bord. Larguer les amarres à deux a une saveur particulière pour nous. Cela reflète notre aventure unique sur les eaux inconnues de la maladie, potentiellement grave, potentiellement mortelle. D’ailleurs, nous n’avons jamais parlé de cette éventualité.
Prendre les commandes de Giulia et naviguer m’ont régénérée. Les flots s’écoulent sur l’étrave. Le vent monte ou tombe. Tempête, brise agréable ou calme plat, m’obligent à revoir le cap et à m’adapter aux conditions, comme le cancer m’a obligée à revoir ma feuille de route. J’ai pris cette maladie comme une opportunité de revisiter mes rêves et de les inscrire au programme de ma vie. La voile m’a appris à m’adapter aux conditions naturelles, et à suivre le rythme de l’air et de l’eau. Au milieu du mauvais temps, je me suis sentie toute petite, une goutte d’eau dans l’immensité. Rester humble face aux éléments et les respecter insufflent la force tranquille qui sculpte mon corps, mille après mille. Les sens absorbés à chaque instant dans les manœuvres purifient ma tête.
Je suis contente de partager ma passion avec Mélanie. Les rôles s’inversent un peu cette fois-ci. Je l’ouvre à un nouveau monde, comme elle m’a ouvert les portes de ma féminité.
Cette fin d’après-midi est idéale pour une initiation. Une légère brise propulse Giulia sur l’eau plate. Le ciel d’automne se pare de ses belles couleurs orangées et adoucies. L’air nous enveloppe dans sa couverture tiède. Le Veerse Meer est à nous.
Je suis heureuse de voir Mélanie sourire et se détendre à la barre, regardant les voiles propulser Giulia.Je la photographie. Puis, elle reprend sa place derrière l’objectif.
La pellicule capte l’aura du marin que je suis devenue. Le regard tourné vers l’horizon, une main tenant fermement la barre, l’autre une écoute. Mélanie matérialise cette énergie, revivifiée par la voile, qui circule maintenant en moi.
Nous dormons sur un ponton proche d’une forêt, et à l’aube, nous nous y promenons. Coquine, Mélanie me demande si j’oserais me dévêtir dans une clairière parsemée de troncs sculptés par les embruns. Je me lance, nue dans la nature, ultime étape du dévoilement de mon corps. Elle prend rapidement des photos. Je me rhabille et rigole, car je n’aurais jamais osé le faire avant le cancer.
Le rapport à mon corps a tellement évolué grâce à ce travail avec Mélanie. Partager mon rêve est la plus belle manière de la remercier de m’avoir accompagnée sur le chemin de la transformation. Sur le retour, reliées dans la contemplation de la nature, nous nous sourions, conscientes de la force de notre amitié, Giulia nous portant chacune vers de nouveaux horizons.